[BG] Iswe

[...]L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche
Et mon vieux coeur est mort dans un frisson farouche.

Alors le chevalier Malheur s'est rapproché,
Il a mis pied à terre et sa main m'a touché.

Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure
Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure.

Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer
Un coeur me renaissait, tout un coeur pur et fier[...]

-Verlaine-

Mon entrée dans le monde fut sans doute semblable aux années qui suivirent : incertaines, chaotiques et empreintes de souffrance. Je faillis tuer ma mère ce jour là et personne ne me donnait la moindre chance de survie. Trop petite. Trop chétive. Pas assez…

Et pourtant déjà, j’avais cette force en moi. Je m’accrochais à la vie, en un geste désespéré. Ce fut la première fois, mais loin d’être la dernière.

De cette époque, je garde une constitution fluette.

De cette époque, j’héritai également de la haine d’une mère qui me poursuivrait jusqu’au jour fatidique où…

Ne brûlons pas les étapes.

Je suis Iswe la Grise et ceci est mon histoire.



La baguette de la Magistrice Ellianna Cendrétoile frappa le rebord du pupitre, faisant sursauter l’enfant.

« Earanë ! Combien de fois va-t-il falloir que je te le répète ? Concentre toi… »

Prise en faute, la petite fille baissa les yeux, penaude. Ses pieds ne touchaient pas le sol et se balançaient d’avant en arrière, trahissant sa nervosité. Elle était enfermée ici depuis de heures, répétant les mêmes gestes, les mêmes procédés encore et encore.

Sans résultat.

Elle jeta un regard en coin sur sa sœur qui regardait émerveillée la douce lumière blanche qu’elle venait de faire jaillir dans sa main.

Zile, sa sœur jumelle, semblait nettement plus douée.

Elle avait tellement mal à la tête qu’elle se disait qu’avec un peu de chance elle exploserait, lui accordant un répit.

Du bruit à l’extérieur détourna son attention vers la fenêtre. Son visage alors s’éclaira. Les forestiers étaient de retour !

Une violente douleur sur le dos de la main lui arracha un cri de surprise. Les yeux brillants de colère, sa mère venait de lui assener un coup sec de sa baguette. « Earanë ! », cria t-elle. « Tu n’est vraiment bonne à rien… »

Elle occulta le reste. Ce discours, elle le connaissait par cœur. La bonne à rien, l’imbécile qui rapellait son triste géniteur à Elliana. Enfin, sa mère la congédia d’un air dégoûté. Elle bondit sur ses petites jambes et se faufila à l’extérieur.

Comme ils étaient impressionnants ! Elle les regardait, éblouie, n’osant pas s’approcher. L’un d’entre eux pourtant lui fit un signe et elle se dirigea vers lui, marchant comme sur un nuage. Il s’accroupit pour se mettre à sa hauteur, lui tendant une pierre blanche étrange, qui semblait briller de mille feux sous le soleil. Elle le regarda, bouche bée alors qu’il lui ébouriffait ses boucles noires en un grand sourire.

Serrant son précieux trésor contre elle, elle partit en courant vers les bois. Elle s’y était aménagé un abri de fortune dans les racines d’un grand arbre. Dès qu’elle le pouvait, c’est ici qu’elle venait, pour oublier les réprimandes incessantes et surtout ces longues leçons qui lui donnaient si mal à la tête.

C’est ici qu’elle avait aussi pris sa première grande décision. Un jour, elle aussi serait forestière ! C’était son secret, et même Zile , n’était pas au courant. Elle passait des heures à courir, observer la nature environnante et ses animaux. C’est ici qu’elle se sentait à sa place.

Avancer, explorer, se cacher. Elle avait une telle soif d’apprendre ! Elle déterra une petite bourse de tissu et y rangea avec précaution son nouveau bien. Le sac révéla son lot de morceau de tessons de bouteille, de rubans défraîchis, de cailloux de toute taille et toute forme, quelques plumes et herbes séchées, rien de comparable à l’inestimable présent qui venait de lui être fait !

Elle enterra de nouveau le sac et avec un soupir résigné se prépara à retourner auprès de sa mère.



Mère…

D’aussi loin que je me souvienne, elle n’a jamais eu pour moi qu’exaspération et mépris. J’étais l’enfant de trop, celui qui l’avait rendue stérile et avait failli lui ôter la vie. Un souvenir désagréable apparemment puisqu’il semblait que j’avais hérité des tares de mon père. Ce géniteur inconnu dont elle ne daigna pas nous parler. Cette silhouette sans visage que j’appelais bien souvent du fond de mon lit, le visage baigné de larmes, parce qu’une fois encore, j’avais dû subir réprimandes et vexations pour une chose dont je n’étais pas responsable.

Zile s’épanouissait dans ce cercle de femmes. J’y dépérissais, sans cesse attirée par les grands espaces, trop occupée à me rouler dans la boue ou à courir après je ne sais quelle chimère, quelle créature fantastique tout droit sortie de mon imagination.

Je n’avais rien à voir avec ce monde et il me le rendait bien. Je n’avais aucune affinité avec la magie, et je crois que ce fut la plus grande honte que connu ma mère.

Avec le recul aujourd’hui, et sans doute parce que j’ai été mère moi-même, je ne trouve dans les souvenirs que j’ai d’elle, qu’une femme seule, avec de lourdes responsabilités, aigrie et en manque de reconnaissance.

Que s’est-il passé avec mon père ? Qui était-il et surtout quel homme pût trouver grâce aux yeux de cette personne égoïste et orgueilleuse ? Je crois bien qu’elle emporta ce secret dans la tombe…

Elle fut la première à briser mon esprit. Sans le vouloir et poussée par une rage désespérée, elle le força, pensant ainsi réveiller mes dons. Elle n’y trouva rien mais me plongea dans des ténèbres si épaisses que je me crûs perdue pour de bon. On me dit que je suis restée des semaines allongée les yeux ouverts, n’esquissant aucun geste, ne prononçant aucune parole.

Et pourtant je voyageais, un voyage effrayant qui me marqua pour le reste de mon existence et encore aujourd’hui, me fait dormir avec une chandelle allumée près de ma couche.

Les ténèbres déjà se rassemblaient autour de moi.

Elles ne me quitteraient jamais totalement mais ça je l’ignorai encore.

C’est ce lien si particulier que j’avais avec ma jumelle qui me fit revenir. Ma douce sœur me trouva dans cette obscurité et elle fut le fil lumineux qui me guida vers la sortie. Je crois que même si elle ne le montra pas, elle en voulu beaucoup à Mère pour cet acte brutal et irraisonné.

Je gardais des séquelles qui se manifestaient par un profond malaise à proximité des manifestations magiques. J’appris au fil des ans à me contrôler mais je dois avouer que passer dans un portail me donne toujours autant la nausée. Je devins également plus réceptive au contrôle mental mais ça, je ne le sus plus tard, que beaucoup plus tard…

Elliana toisait sa fille d’un air ennuyé. Elle rabattit en arrière une de ses mèches blondes, geste trahissant son exaspération.

Earanë s’absorbait dans la contemplation du tapis devant elle. Chaque fil, chaque couleur, les motifs compliqués l’aidaient à échapper à ce regard qu’elle craignait par-dessus tout.

« Une attardée dans la famille…Qui aurait crû que le nom des Cendrétoile put être entaché par une telle honte ? Que vais-je faire de toi, petite sotte ? »

La petite fille ne bougeait pas, poursuivant son inspection. Ne rien faire qui pourrait encore provoquer la colère de sa redoutable génitrice.

« Regarde moi quand je te parle ! »

Earanë leva timidement les yeux vers sa mère, se mordant la lèvre inférieure. Elle cherchait quelque chose à dire. Elle voulait lui expliquer, essayer de la convaincre…

«Mmmh…Après tout, pourquoi pas…. ». Elliana réfléchissait à voix haute. « Je vais t’envoyer à Caer Darrow où on te donnera une instruction…martiale. Il semble que tu sois particulièrement douée pour l’entraînement physique à ce qu’on me rapporte. S’il s’avère que cet enseignement porte ses fruits, tu seras chargée de protéger ta sœur. Une Magistrice a toujours besoin d’un Lige pour la protéger. »

Un Lige ? C’était quoi un Lige ? Caer Darrow, le village humain ? Les questions se bousculaient dans la tête d’Earanë mais elle n’osait pas les poser. Et soudain, elle réalisa.

« Et Zile ? »

La gifle qui suivit ne la surprit même pas. Sa mère la reprit sèchement « Et en ce qui concerne Zile, Mère ?Combien de fois t’ai-je expliqué qu’on n’apostrophe pas les gens aussi abruptement. Nous ne sommes pas à la ferme ici. Tu es indisciplinée, désobéissante et grossière. Espérons que les humains sauront te mater.

Elliana eut un geste vague de la main. « Zile reste avec moi, elle continuera à recevoir mes enseignements. Quant à toi plus tôt tu auras débarassé le plancher et mieux ce sera. Tu pars demain matin à la première heure, je ferai le nécessaire. »

Earanë se mit à pleurer doucement. « Je vous en supplie, Mère…Ne me séparez pas de Zile…S’il vous plaît, pas ça ».

Elliana éclata de rire. « Ma chère enfant, il fallait y songer auparavant. Tu ne reviendras auprès de ta sœur que lorsque tu seras capable de la protéger.J’ai dit. »


Je me souviens encore de mon chagrin. Jamais jusqu’à ce jour, je n’avais été séparée de ma sœur. Ce fut pour moi un déchirement, une véritable souffrance. La phrase de Mère résonnait dans ma tête. « Tu ne reviendras auprès de ta sœur que lorsque tu seras capable de la protéger ». Avec toute la naïveté dont un enfant puisse être capable, je me jurai de devenir le meilleur Lige que cette terre ait jamais connu. Si c’était ça le prix à payer pour retrouver ma sœur, j’étais capable de l’obstination nécessaire pour atteindre ce but.

On me confia entre les mains de Maîtresse Illona, le maître d’armes de Caer Darrow. C’était une humaine d’une trentaine d’années, à la carrure imposante et au visage sévère. Elle était bourrue mais je crois que dans le fond elle m’aimait bien. La première fois qu’elle me vit, elle m’inspecta sous toutes les coutures et constata : « que fais-je faire d’une elfe taillée comme une crevette ? ». Le surnom me resta et je ne fus bientôt plus connue que sous ce sobriquet de Crevette. C’est étrange, mais tout le monde m’appréciait à Caer Darrow, c’est un peu comme si je faisais partie de la famille. Si je n’avais pas eu l’impression d’être coupée en deux si loin de Zile, j’aurai pu dire que j’étais bien là bas et ce fut très certainement une des périodes les plus paisibles de mon existence.

L’entraînement était dur. Très dur. De par ma constitution physique, je souffrais plus que les autres. Je m’accrochais en serrant les dents, la phrase de Mère toujours à l’esprit lorsque j’étais à bout de force. Je me découvris peu endurante mais rapide. Très peu à l’aise avec des armes lourdes mais habile à la rapière. Pour la première fois, je faisais quelque chose qui n’était pas un échec cuisant.

Illona était un maître sévère mais juste. Elle attendait de nous – quatre autres humains et moi-même, une obéissance totale mais aussi des capacités de réflexion. Combien de fois nous a-t-elle mis dans des situations improbables juste pour nous faire réagir ! Mon esprit s’aiguisait, je dévorai les ouvrages de tactique et je rêvais le soir sur les remparts de ces grandes batailles dont j’avais lu le déroulement.

Je restais malgré tout égale à moi-même, fantasque et insaisissable. L’appel des grands espaces était toujours aussi fort et il m’était difficile d’y résister. Je disparaissais ainsi quelques heures et les années passant quelques jours, sans rien dire à personne, savourant ma solitude au fond des bois et poursuivant mon rêve. Je me suis endormie plus d’une fois le postérieur cuisant après les coups de badine d’Illona. Mais rien n’y faisait, il me fallait parfois fuir pour mieux me retrouver.

Les années passaient et je grandissais. Ma musculature, bien que fine, se développait. Je ne vivais que pour l’entraînement, obsédée par ma quête. Une rencontre allait bientôt tout changer, tout faire basculer.